BRÉSIL : « La gueule de bois avant l’ivresse »
“Faz figa! Segura a bola Tarafel!” (Ndlr: Croise les doigts! Tiens le ballon Tafarel!)
C’était en 1994, finale Brésil-Italie, un match serré, sans aucun but malgré les prolongations. La seule finale qui s’est jouée au coup de destin. Du haut de mes 6 ans, enroulée dans un drapeaux brésilien, je croise tous mes doigts jusqu’à en devenir rouge. Ma brésilienne de maman au bord de la crise cardiaque jusqu’au dernier tir au but qui consacre la Seleçâo quatre fois champion du monde. Je me souviens encore de ma mère et moi bariolant notre vieille voiture de drapeaux auriverdes et klaxonner dans les rues pour réveiller notre petite ville endormie. Puis direction une plage normande, où nous étions les seules supportrices surexcitées, sous la pluie. Ce jour là, nous nous sommes fait une promesse. “Imagine si un jour le Brésil organise le Mondial. On y sera et ce sera la folie!”
Ce sont mes premiers souvenirs de football, mes premières émotions de supportrice, les premières promesses faites à cette petite fille. Nous sommes 20 ans plus tard, le Brésil est l’hôte de la Coupe du monde, j’ai réalisé mon rêve de gamine. Pourtant, même si je n’arrive pas encore à réaliser que ce rêve est enfin arrivé, le coeur n’y est pas. Partout où je pose le regard les couleurs des fanions ont terni, par où traine mes oreilles, le même refrain : “Imagina na Copa.” (Imagine pendant la Coupe du monde). Une blague virale qui pourtant fait rire jaune jusqu’à en devenir verte, de rage.
“Imagina na Copa!”
“- J’ai mis plus de 2 heures à traverser tout Rio, il y a encore des embouteillages monstres. C’est sûr qu’en métro ça irait plus vite. Ha bah nan il y a pas de métro partout.
Hé, imagina na Copa!”
Cette nouvelle expression deviens la réponse ironique à tout ce qui est question des désagréments quotidiens. On sort cette conclusion, drôlement fataliste en imaginant que si les choses sont déjà compliquées maintenant, alors nous pouvons imaginer le pire pendant le Mondial. Elle a perdu toute la magie qu’elle avait avant, à l’époque où tous les petits brésiliens rêvaient d’accueillir la plus grande fête du ballon rond.
Cette expression a surgi l’année dernière lors de la Coupe des confédérations, elle est venue de la rue lorsque le peuple battait le pavé pour protester contre le coût de ces événements sportifs. La Coupe des confédérations devait servir de test pour le Brésil en tant qu’hôte de la FIFA, autant au niveau des infrastructures qu’au niveau de la capacité d’accueil des supporters étrangers. A cela, les municipalités ont échouées, tant dans leurs promesses faites à ces habitants, au niveau du transport et des services publiques, que dans sa manière de contenir leurs protestations.
Le peuple dit oui à la Coupe du monde mais avec la monnaie restante pour la création d’hôpitaux et d’écoles. Cette expression sert également à ironiser sur l’inflation pratiquée par les commerçants et autres services qui affichent généreusement des tarifs “gringos”.
Des Brésiliens qui s’excusent presque de suivre le Mondial
A Rio, on ne l’imagine plus la Coupe du monde, elle est là maintenant et il va falloir faire avec. C’est le sentiment général du “Brésil d’en bas”, celui des plus pauvres comme de cette fameuse nouvelle classe moyenne, des ‘Senhor e Senhora tout le monde’. De ceux qui l’ont rêvé mais qui se sentent à présent dupés et qui s’excusent presque de supporter leur équipe nationale.
Comme cette mère de famille qui achète une nappe à l’effigie du drapeau Auriverde, dans une papeterie du Centro: “Je viens chercher de quoi décorer mon salon, mais rien de spécial. Cette année on fait simple.” Ou cette famille qui décore leur rue en jaune et vert: “Cette année, on s’y est mis plus tard que d’habitude, on fait plus simple, juste quelques drapeaux et fanions.” Ou ceux qui postent des statuts Facebook en s’excusant de soutenir malgré tout la Seleção.
A quelques jours du Mondial, l’ambiance était morose.
“C’est dingue, la Coupe commence à peine mais je n’arrive pas à me motiver. Et tout le monde autour de moi est dans le même état. Alors qu’avant des semaines en avance, des fêtes pré Coupe du Monde étaient organisées, on ne parlait que de ça, c’était une excitation générale. J’ai vu qu’il y aura des fêtes et des événements qui seront organisés mais c’est bien trop cher pour moi. Cette année, elle est à domicile et pourtant je n’arrive pas à m’enthousiasmer.”
Raphaël, 27 ans, un de mes amis brésiliens à Rio
Cette morosité que me décrivait Raphaël, elle est toujours prégnante et latente. D’autant plus après ce bal d’ouverture décevant et carnavalesque.
« Puisqu’elle est là, autant en profiter. »
Alors puisqu’elle est bien là, on va essayer d’en profiter de ce Mondial. Alors, on assiste à une cérémonie d’ouverture ridicule. Dans un pays avec un folklore aussi riche et une culture si diversifiée, il y a une pléthore d’artistes talentueux à embaucher. Pourtant ce fût un duo belge, Daphné Cornez et Fabrice Bollen qui ont orchestrés ce festival de clichés stylisés. « Faites défiler n’importe quelle école de samba, elle vous offrira plus de qualité que ce défilé de clichés stylisés. » commentent certains supporters devant leurs écrans.
Alors on regarde l’avant match et on hue la présidente Dilma Roussef. Si chacun a ses raisons de contester sa politique, il est d’autant plus surprenant de voir que ceux qui ont initié cette vague sont ceux de la catégorie A, les tribunes les plus chères. Alors on jette un œil aux gradins et l’on ne voit que les “patricinhos”, les BCBG brésiliens.
La grogne est venue de l’élite, blanche, riche et diplômée, de ceux qui ont pu ou se sont vu offrir des billets bien au dessus des moyens de la classe moyenne. Depuis cet incident, le débat fait rage dans une société brésilienne divisée entre l’élite, une classe moyenne émergente et une population très précaire.
D’un côté, il y a l’élite qui reproche au parti des travailleurs sa politique d’aides sociales et qui voit l’ascension d’une nouvelle classe moyenne comme une fin du temps des privilèges. De l’autre, le brésilien moyen qui avait espéré des changements de la part de la gauche mais qui déchante. Sur les réseaux sociaux, les camps s’affrontent.
Puis il y a eu ce match aigre-doux, certes victorieux mais à quel prix? Alors dans la foule, on commence à murmurer que les arbitres ont dû être soudoyés ou a minima, fortement incités à favoriser l’équipe nationale. Le football est l’opium du peuple, une façon pour le gouvernement de calmer la grogne de sa population.
Cette histoire peut paraître loufoque et rien n’est prouvé pour l’instant. Cependant, c’est une histoire qu’on connaît bien au Brésil, elle ravive les souvenirs d’une autre Coupe du monde, en d’autres temps plus troublés. Mexico 70 a été la compétition qui a sacré les Auriverdes champions pour la troisième fois. Elle a également été une victoire utilisée par la dictature militaire pour calmer les protestations du peuple brésilien afin de le fédérer et détourner son attention. A l’heure où les dossiers secrets de l’ère de la dictature sont enfin étudiés, les historiens mettent à jour une possible influence du gouvernement de l’époque pour la victoire. Même si les temps ne sont plus les mêmes et que de telles allégations restent peu probables, il est certains qu’une défaite de la Seleção pourrait mettre le feu aux poudres au sein du pays.
Un événement qui ne profite pas aux Brésiliens
Même si le Brésil reste le pays du foot, ses citoyens n’ont plus tellement le cœur à la fête. L’addition est trop lourde, le ras le bol est bien trop prégnant. Si ici le foot est une religion, il n’est plus une priorité. L’addition est bien trop lourde pour le peuple qui ne voit pas la monnaie de sa pièce. On lui avait promis que cette Coupe du monde permettrait de construire et améliorer les transports publiques, de créer des structures sportives pérennes, de favoriser l’économie. En attendant, il ne voit qu’un énorme gâchis financier, des services publiques défaillants et une inflation galopante qu’il n’arrive pas à suivre. Les Brésiliens disent oui à la Coupe du Monde mais pas au Brésil, pas tant que le pays n’aura pas les moyens humains de se la permettre.
On lui avait promis de lui offrir une grande fête mais il s’aperçoit qu’elle se fait sans lui. Comme un enfant, à qui les grands donnent un petit fond de champagne pour qu’il ait aussi l’impression de trinquer, le Brésil voit la fête d’en bas, une fête en son honneur mais qui se fait sans lui. Alors il trinque lui aussi avec son fond de verre mais le coeur n’y est plus. Il a déjà la gueule de bois avant d’avoir pu connaître l’ivresse.
Caroline Lefer, Observatrice à Rio, Brésil